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Extraits des textes écrits en résidence

Extrait du texte « Le Chagrin des Ogres »

de Fabrice Murgia

www.lechagrindesogres.be

C’est à une originale plongée sensorielle dans l’univers mental de la jeunesse actuelle que nous convie Le Chagrin des ogres. Pour nourrir cette fiction théâtrale, cette journée pas comme les autres – une journée au cours de laquelle des adolescents vont perdre leur part d’enfance à tout jamais – Fabrice Murgia s’est inspiré de deux figures emblématiques de ce début de millénaire :Bastian Bosse et Natascha Kampusch. Du premier, il a utilisé le blog, et pour la seconde il s’est inspiré des entretiens donnés à la presse.
En 2006, Bastian Bosse, jeune Allemand de dix-huit ans tire sur trente-sept condisciples et professeurs de son ancien lycée avant de retourner l’arme contre lui. Il avait annoncé son geste sur Internet. La même année, Natascha Kampusch, kidnappée et emprisonnée toute son adolescence s’échappe de sa geôle. Depuis, elle anime des talk-shows à la télévision autrichienne. Ce « scénario-chorale » est une fable à la fois réaliste et onirique dans laquelle deux adolescents se rapprochent inéluctablement de la mort, trouvant refuge dans un imaginaire façonné par les nouveaux médias. Au service de la narration, les interactions vidéo-plateau et la musique électro live nous englobent dans une abondance de sensations et d’images. Le spectacle ne dénonce aucun coupable, ses enjeux sont ailleurs : il fait état d’un malaise social.

Le chagrin des Ogres est notre premier spectacle. Il raconte l’histoire de deux personnes de la même génération que nous. Il s’adresse à la part d’enfance tapie dans un coin de l’esprit de notre spectateur, souvent étouffée par la responsabilité et les lois qui le conditionnent.

La famille.
La perte de l’enfance.
Les réalités enfouies.
    
Et parfois cette folie meurtrière, quand elle nous éclaire sur les maladies de notre présent qui régissent les actes, les convictions, et les doutes de chacun.

C’est dans ce doute que naît notre nécessité de raconter des histoires d’aujourd’hui.

Des histoires d’enfants qui vont cesser d’être des enfants.
    
Bastian Bosse, qui a préféré mourir le 20 novembre 2006, après avoir organisé une fusillade dans son lycée.
    
Le rêve de Laetitia qui a grandi dans la peur et qui se réveille sur son lit d’hôpital.
    
Tenter de se cacher dans un imaginaire formaté par nos nouvelles manières de communiquer, mais ne jamais échapper à la douleur de voir mourir ses rêves d’enfants.
    
Le désespoir de ceux qui hurlent à l’aide, sans que l’on sache réellement lesquels d’entre eux détiennent des rêves et des bombes pour se venger de ceux qui ne les entendent pas.

Le spectacle est conçu en trois parties et va du plus cru au plus onirique. On entre dans une folie, une perte de contact avec la réalité quand Bastian part dans l’école pour buter tout le monde. On fait du théâtre – et non un documentaire – pour pouvoir raconter une histoire et associer l’idée de conte. On va chercher le réel, et pas forcément le réalisme. On enlève tout artifice pour ne garder que la substance “vérité”. Je ne veux pas que les comédiens “jouent à faire” du théâtre. Je travaille avec les comédiens dans l’idée qu’ils désapprennent ce qu’ils ont appris à l’école. L’artifice ne m’intéresse pas. Certes, tous les comédiens ont un micro mais cela est moins artificiel que de devoir parler sans micro pour être entendu au dernier rang du public. Bien sûr la voix métallique et amplifiée ou le câble sont artificiels mais je fais plutôt référence aux énergies. Mon souhait est que chacun se reconnaisse dans le spectacle, même à des degrés de lecture différents en fonction des générations, par exemple. Ce dont je me souviens de mes 17-18 ans peut résonner avec les 18 ans de mes parents, les 18 ans de mes grands-parents et les 18 ans des jeunes d’aujourd’hui…

BASTIAN.

17 novembre 2006.

IMAGINE.
IMAGINE-TOI DANS TA PUTAIN D’ECOLE.
TON IMPER NOIR CACHE LES OUTILS DE LA VENGEANCE ET DE LA JUSTICE.
ET LA
APRES AVOIR BIEN REGARDE AUTOUR DE TOI
TU RESPIRES UN BON COUP
ET TU BALANCES LE PREMIER COCKTAIL MONOTOV.

Aujourd’hui, j’ai acheté un kilo de souffre et j’ai fait de la poudre.
Dans les jours à venir je vais acheter :
un 12 mm et un 45
12 cocktails Monotov
1 litre d’acide formique
1 fusil à pompe
3 flingues
1 machette
et des couteaux.
Dans trois jours,
le 20 novembre,
tout sera fini.

18 novembre 2006.

J’ai passé le point de non-retour
et dans deux jours
tout sera fini.
Les gens seront allongés raides sur le sol de l’école qui sera en train de brûler
et mon cerveau s’envolera.
Je ne suis pas un putain de psycho !
Ce ne sont ni la musique, ni les jeux vidéos qui me font tuer
des gens
C’EST VOUS !

Je n’ai jamais eu de petites amies !
Il y a eu cette putain de gothique
mais je les aime pas ceux-là
et en plus j’étais bourré
alors fuck THAT !
Je ne suis pas gay !
I’M NOT GAY !
Je ne pense pas que ce soit un problème si quelqu’un est lesbienne ou gay
mais moi je ne le suis pas.
J’aime JILL de Resident EVIL APOCALYPSE 3 ET NEMESIS !
C’est pourquoi j’ai appelé mes balles de 32 “Jill”.
Celles de 12 s’appellent BFG.
Et les 45 : MISTER PUSTERICH
Les autres, je les appelle “Homer Simpson’s guns”
J’AIME LES SIMPSON

19 novembre 2006.

Comment peut-on tenir dans ce monde-ci ?
C’est le dernier soir que je verrai.
Je devrais être heureux et tout, mais quelque part je ne le suis pas. C’est ma famille. Ce sont des gens bien, et je vais leur faire du mal. C’est triste de savoir que je ne les reverrai plus. Plus jamais. Alors à tous ceux que j’aime : je suis vraiment désolé pour tout ça. S’il vous plaît, ne croyez pas les merdes que les gens vont vous raconter après le 20 novembre. Si quelqu’un dans ma famille est un vrai humain, alors s’il vous plaît, aidez mon père, ma mère, ma grand-mère, mon frère, et ma soeur. Je les aime et je me hais de les blesser. Ils sont gentils et je vous l’ai dit : ce sont des gens bien.

Tout ce que je veux maintenant c’est tuer et blesser le plus de monde possible.

J’espère que d’autres personnes comme moi seront mieux traitées et mieux comprises après ce massacre, et j’espère que certains d’entre eux feront en sorte d’être comme Eric et moi:
UN PUTAIN DE HEROS !

20 novembre 2006

That’s it !
 
Il s’effondre.

(Le chagrin des Ogres, extrait)

L’idée qui sous-tend le spectacle est que notre mode de vie occidental nous inflige une overdose d’images, ce qui affecte nos rapports sociaux normaux. Ainsi, par exemple, les nouveaux médias affectent ma tendance naturelle à m’intéresser aux faits divers, notamment pour me rassurer, ou plutôt pour me situer par rapport à une “norme”. Dans le cas de Bastian ou d’autres school shootings, l’influence des jeux vidéos est bien connue, je n’en parle donc pas dans le spectacle. Dans le jeu vidéo préféré de Bastian, il est possible de reconstituer des décors, et lui, il avait reconstitué son école et jouait à y faire exploser la tête des gens. Le spectacle ne parle pas d’une confusion entre la réalité et les images dont nous sommes bombardés, mais plutôt de la manière dont notre imaginaire, dernier espace de liberté à mon sens, a été conçu par ces mêmes images.

J’essaye de m’adresser aux sens pour dépasser ce stade intellectuel où il s’agit de comprendre. Une majorité du public vient au théâtre aujourd’hui pour se rassurer intellectuellement, pour reconnaître sa culture. J’essaie de toucher derrière le cerveau pour qu’après, ça revienne. 

Le visage décomposé d’une mère qui perd son enfant. Ses larmes. Elle caresse la main de sa fille. Sa fille est dans le coma. La mère sèche ses larmes.

Mesdames et messieurs, bonsoir. Ce soir, ne cherchez surtout pas à distinguer le vrai du faux. Car quoi qu’il arrive ce soir, retenez que tout est réel. Retenez que tout est réinventé et que c’est la raison pour laquelle tout cela est réel. Je suis réelle. Je suis réelle parce que tout ce qui peut être imaginé est réel. Je suis réelle, comme par exemple un cauchemar peut être réel. Un cauchemar en commun. Un cauchemar que chacun d’entre nous écrit, ou aurait pu écrire un jour de sa vie. Un jour de sa vie où sa révolte aurait caché la réalité. C’est le cauchemar d’un enfant.  Le cauchemar d’un enfant qui est mort. Peut-être le cauchemar de votre voisin ou de votre voisine qui est mort. «Cet enfant-là» n’a pas eu la force d’enterrer son enfance et «Cet enfant-là» est mort. Le jour ou les autres enfants ont cessé d’être des enfants, «Cet enfant-là» a préféré mourir. «Cet enfant-là» a préféré mourir parce que tout va trop vite et qu’il n’a pas su faire confiance au temps. Le temps. Le temps aurait changé sa manière de voir. Le temps aurait changé sa façon de haïr. Le temps aurait changé son besoin d’être écouté. «Cet enfant-là» est mort parce qu’il n’a pas su faire confiance au temps qui lui aurait simplement appris qu’il était mortel. Parce que l’enfant à cette force. Cette force de ne pas toujours savoir qu’il va mourir de toute façon un jour ou l’autre. L’enfant ne veut pas toujours croire qu’il ne peut rien changer. L’enfant est révolté. Et sa révolte, mesdames et messieurs, était plus forte le jour ou cet enfant-là a oublié la réalité. Sa révolte était plus forte que la réalité. On essaye souvent de retrouver l’enfant qui est en soi. Et ça c’est possible. C’est l’adolescent qui est mort. L’adolescent qui est en soi. Et est morte avec lui la conviction. Celle qui nous donne la force de croire (et croire pour de vrai) qu’on peut tout changer. N’importe quand.

Mesdames et messieurs, à votre voisin ou votre voisine qui n’a pas eu la force d’enterrer son enfance, et qui est mort. Mesdames et messieurs, bonsoir.

(Le chagrin des Ogres, extrait)

On y donne deux perceptions jeunes qui sont très représentatives, comme le sont souvent les folies meurtrières, d’un malaise social. A partir de là, on peut comparer ce que l’on pensait jeune, ce que l’on pense maintenant… Il me semble que des après-spectacles sont nécessaires. Il faut des animations sur le suicide, notamment. Car le spectacle parle de la famille, de la potentialité du suicide, de ses conséquences. C’est un rendez-vous entre un public de théâtre et une certaine jeunesse qui le regarde. Nous sommes englués dans une situation qui nous agresse le cerveau. Il y a aussi une culpabilité occidentale liée à une incapacité de se révolter. Rien n’est concret. Quand nous manifestions contre les offensives américaines en Irak, nous ne pensions pas réellement que nous pouvions “arrêter” la guerre, au sens concret du terme, contrairement à nos parents quelques années plus tôt. Nos possibilités de révolte ne sont plus vraiment les mêmes. Aujourd’hui, il ne s’agit pas pour moi de changer le monde, mais de faire prendre conscience à une certaine jeunesse que le monde a besoin d’être changé, c’est-à-dire plus concrètement de rendre évident que le capital et l’individu ne peuvent pas être les valeurs fondatrices d’un système viable. On n’invente pas un système, on exprime un état d’esprit.

LE CHAGRIN DES OGRES. SAISON 2009 / 2010 AU THEATRE NATIONAL DE LA COMMUNAUTE FRANCAISE DE BELGIQUE, THEATRE DE L’ANCRE / CHARLEROI, MANEGE.MONS, CENTRES CULTUREL DE HUY, RIXENSART, SOUMAGNE, MAISON DE LA CULTURE DE TOURNAI, TAVERNY (FRANCE), BIENNALE NEW PLAYS OF EUROPE (WIESBADEN / GERMANY), LES THEATRALES CHARLES DULLIN (PARIS)